Pourquoi j'aime Symi
Au temps où j'étais un homme, j'ai vécu à Symi dans une grande maison blanche au bord d'une anse ronde et presque close qui s'appelait la baie de Pedi. La maison avait un jardin. Un mur entourait le jardin et les chêvres, le matin, descendaient des collines et défilaient le long du mur dans un tintement de cloches. Il y avait un arbre dans le jardin et une table sous l'arbre. J'ai passé là, avec Marie, quelques mois de ma vie et, évanouis, éternels, ce sont à jamais les plus beaux.
- Et que faisiez-vous? demanda A en agitant son crayon et sur un ton où la suspicion se mêlait vaguement à l'enquête.
- Mais rien, lui dis-je. Nous ne faisions rien.
- L'amour? demanda A.
- L'amour, lui dis-je. Le matin, de bonne heure, après le passage des chêvres, nous descendions à pied, jusqu'au port de Symi où nous allions acheter du pain, du vin, de l'eau, du miel, du riz, des pâtes, du jambon. Nous revenions à pied. Nous dormions beaucoup. Nous nagions dans la baie. L'eau était calme et bleue. Nous voyions le sable et les pierres à quelques mètres sous nous. Quand nous avions fini de nous baigner, nous nous étendions sur les galets, le long du rivage, à la façon de gisants serrés l'un contre l'autre, et nous regardions la mer, au loin, où passaient les bateaux, de l'autre côté du goulet sui fermait notre baie. Et l'ouverture était si étroite qu'il fallait, pour les attraper dans la minceur du créneau, guetter les voiliers silencieux ou les pétarades des rafiots des pêcheurs qui laissaient dans le ciel des corolles de fumée : à peine apparaissaient-ils avec lenteur, presque avec solennité, dans l'angle étroit qui ouvrait sur le large qu'ils commençaient déjà à disparaître. (...)
Un jour, pris d'une agitation que nous ne contrôlions plus ou de la folie des grandeurs, nous avons loué, pour faire le tour de l'île, un bateau de pêcheur. Nous étions trois : le pêcheur, Marie et moi. Le bateau était très petit. Le moteur faisait un bruit d'enfer. De l'huile s'échappait de partout. Trois nuits de suite, pendant que le marin couchait sur son bateau, nous avons dormi à la belle étoile, sur les rochers du rivage. A l'autre bout de l'île, sur une hauteur escarpée, il y avait un monastère où nous sommes arrivés le troisième jour. Nous avons grimpé jusqu'en haut par de beaux escaliers que gravissent les pèlerins. Après deux jours de solitude, nous avions l'impression d'être rentrés dans le monde. Le monastère était propre et blanc, avec une petite église et une grande cour, croulant sous les bougainvillées, sur laquelle donnait une petite chambre. Peut-être parce qu'ils étaient tombés eux aussi sous le charme de Marie, les popes nous ont proposé de nous louer la chambre. La vue sur la mer était belle à faire peur. Notre maison de Pedi avait l'air, à côté, d'un clapier, d'une HLM de banlieue. Nous avons hésité. Nous avons passé plusieurs heures à regarder l'île et la mer de la fenêtre de la chambre. Mais mon rasoir et Jeeves nous attendaient à Pedi. Nous sommes rentrés chez nous par le bateau de pêcheur.
Jean d'Ormesson - La douane de mer - Deuxième jour - Chapitre VIII - Le sourire du Bouddha