Concert anniversaire
La nuit avait été courte. Nous étions chez un ami d'Alban Berg qui est l'assistant du chef du
Deutsche Oper. Dans son petit appartement de
Prenzlauer Berg, le quartier de Berlin-Est désormais occupé par les Bobo berlinois, il a une pièce entière dédiée à la musique avec un vieux piano Bechstein, des tonnes de partitions et de CD. Un moment vraiment agréable à l'écouter nous rejouer au piano quelques passages de la
Fanciulla del West, à entendre des extraits du
Winterreise et à piccoler du cognac. Vers 3 heures, notre hôte nous rappelle qu'en raison du changement d'horaire, il est déjà quatre heures et nous filons nous reposer avant d'assister à l'objet principal de notre séjour à Berlin.
Le lendemain, un peu avant onze heures, nous nous installons dans la salle de la Philharmonie juste derrière les choeurs, au centre, face au podium du chef. Pierre Boulez entre en scène.
La grande marche funèbre initiale démarre. Il est assez fascinant de voir chaque mouvement du chef répercuté avec précision dans la masse orchestrale. Il en ressort une impression de très grande clarté. La comparaison avec la Neuvième Symphonie jouée la veille est frappante. Barenboim avait dirigé avec une précision incroyable le Chicago Symphony Orchestra d'une technicité sans faille. Il en résultait une interprétation glaciale et sans âme. Boulez, à l'opposé de son habituelle image de froideur, nous donne avec la
Staatskapelle une vision construite et chaleureuse de l'oeuvre. Le deuxième mouvement, facilement ennuyeux est passionnant de bout en bout. Les deux solistes Petra Lang et Diana Damrau sont absolument parfaites.
Mais le plus époustouflant est le dernier mouvement. Pierre Boulez l'aborde avec une grande lenteur et une majesté très grave. Le résultat est particulièrement convaincant. Je sors du concert totalement bouleversé, dans un état encore plus pitoyable que pour la
Huitième, deux jours auparavant. Le public berlinois fait une véritable ovation chaleureuse à l'orchestre et au chef, au lendemain de ses 80 ans.
Nous passons dans les coulisses juste pour apercevoir l'homme du jour félicité par une foule compacte. Pourtant il est rapidement rappelé sur scène. Il y a eu un problème lors du concert : la fanfare de six cors qui joue en coulisse a totalement raté son passage et il a été décidé de le réenregistrer pour que la diffusion prévue le soir même sur arte soit meilleure. Tout l'orchestre est revenu sur scène dans la salle vide pour reprendre le passage délicat. Nous restons dans les coulisses juste devant les cornistes qui fixent un écran de télévision où ils peuvent voir et entendre les indications du chef. Nouvelle tentative ratée en raison de nouvelles fausses notes. Daniel Barenboim débarque. Il se met devant les cornistes et relaie pour eux les mouvements de Boulez. Cette fois-ci tout est en boîte. Je pense avec émotion à un concert donné également à Berlin, voilà cent ans, en 1905. Un jeune homme, chargé de diriger la fanfare dans les coulisses avait été chaleureusement félicité par Gustav Mahler. Il s'appelait Otto Klemperer. Soixante deux ans plus tard, le même Klemperer enregistera pour EMI les cinq concertos pour piano de Beethoven avec au piano un jeune pianiste nommé... Daniel Barenboim.