Funérailles
J'ai l'impression que je rentre dans la période de la vie peu réjouissante où l'on assiste de plus en plus fréquemment à des funérailles. Aujourd'hui c'est le père de mon ami E. dont il s'est occupé avec un grand dévouement tout au long de ces dernières années. C'est pour lui que je fais ce stop un peu absurde à Paris entre Bali et Dubaï, pour lui témoigner mon affection. Aujourd'hui, la cérémonie se tient dans une église moderne et sans charme, sans prêtre non plus, célébrée par une femme laïque qui fait de son mieux. A part moi et une femme qui chante faux et fort, personne n'ose participer aux chants. Mon ami E. retrace la vie de son père, dont je savais peu de choses, avec beaucoup d'émotion dans la voix. Il n'y a qu'une vingtaine de personnes dans l'assistance. J'ai l'impression que plus on meurt âgé, moins il y a de survivants pour vous accompagner à votre dernière demeure.
Départ pour le cimetière glacial. Quelques chansons, incongrues mais donnant un peu de sourire à cette journée sans joie. Déjeuner de famille dans l'
Hippopotamus voisin.
Le soir, je file à la Philharmonie où je me suis fait rare ces derniers temps. J'ai pris une place pour le concert du jour, un récital d'Ivo Pogorelich. Grâce aux archives du
Monde, je retrouve facilement la date de mon premier concert Pogorelich, le 19 avril 1983, c'était aussi son premier concert à Paris. Je me souviens du programme (une sonate de Haydn, Gaspard de la Nuit et la Sixième Sonate de Prokofiev) mais je me souviens aussi de l'élégance du grand jeune homme souriant aux allures de rock star, qui dédicaçait ses 33 tours dans le hall du Théâtre.
Ce soir quarante ans ont passé et en arrivant à la Philharmonie, vingt minutes avant le concert, on voit un vieil homme habillé n'importe comment avec un bonnet bleu sur la tête, un masque chirurgical sur la bouche jouer de lents arpèges dans la salle à la lumière tamisée. La plupart des spectateurs présents doivent penser qu'il s'agit d'un accordeur mais c'est bien lui qui est déjà là et qui s'habitue à son
Steinway du soir. Concert immensément décevant auquel j'aurais préféré ne pas assister qui commençait par une poignée de Mazurkas méconnaissables, dont on peinait à y trouver le moindre esprit de mélodie et de danse. Suivait la
Troisième Sonate de Chopin, lente, désincarnée, comme démontée pour parvenir aux sources de notes qui ne sont même plus en contact les unes des autres. La malheureuse tourneuse de pages a visiblement été informée qu'elle devait s'assoir à distance respectueuse du Maître et contourner le piano pour tourner la page par derrière. La partition a visiblement quarante ans elle aussi et chaque page est détachée. Pogorelich prend le temps de les remettre dans une pochette en plastique tout en saluant à la ronde. En sortant de la salle j'entends Alain Furno, l'organisateur du concert dire d'un ton blasé: "
Ca devient de pire en pire". La salle est pourtant très chaleureuse: incompétence? Goût du bizarre? Je ne sais. Pendant l'entracte, Furno rejoint un ami critique avec lequel je parle du concert. Je lui dis quelques mots au sujet de Claudio Abbado dont je sais à quel point il était lié. Je voulais lui dire que j'avais passé une nuit dans le palais d'Abbado à Bologne mais Furno m'interrompt affirmant qu'Abbado n'a jamais habité Bologne mais Ferrare. Etonné, j'argumente qu'il est cependant mort à Bologne mais Furno, furieux tourne les talons et s'en va. Naufrage de la vieillesse.
Fatigué je quitte la salle et renonce à la bizarreté que Pogorelich a probablement imposé dans les œuvres de la seconde partie: La
Valse triste de Sibelius et des
Moments musicaux de Schubert.