Le coup de la bière à 110 millions.
J'ai profité de ma dernière soirée à Istanbul pour faire un petit tour dans le quartier européen, vers minuit, au dessous de la place Taksim. Je rentre dans le bar
Prive. L'endroit est petit, il a une décoration de cave désaffectée, mais l'ambiance est étonnante : musique turque rythmée à fond, tout le monde bougeant beaucoup autour du grand bar en métal. Je bois une bière mais ne reste pas, car je sens que je vais rapidement m'ennuyer. Je me balade dans le quartier des ambassades. Arrivé près des grilles du
Lycée Galatasaray, je me fais aborder par un jeune turc souriant. Il dit s'appeler Ali, être étudiant en mathématiques, parler vaguement le français, et très vite, il me propose d'aller boire une bière. Je vois aussitôt des warnings rouges s'allumer de tous les côtés. Je sens que l'affaire n'est pas claire, mais j'ai envie de savoir ce qu'il y a au bout. Il propose d'aller à un endroit qui s'appelle
Les Champs Elysées, ce qui, évidemment, me tente très moyennement, mais je le suis. On arrive dans un endroit étrange, à la décoration années 70 non rafraichie. A l'entrée, des gardes-chiourmes dans des costumes tenant du militaire de l'ex-bloc soviétique. A l'intérieur, pas grand monde, deux ou trois groupes de quatre personnes et deux grosses nanas qui se dandinent à la façon de Régine sur une vague scène posée là, au son d'une musique ringard et devant la photo de la Tour Eiffel. Là encore, je me dis que je devrais partir, mais j'ai envie de voir jusqu'au bout. On s'installe au balcon, de part et d'autre d'une table assez large qui rend la discussion difficile. Nous commandons. Bière pour moi, whisky-coca pour lui. Deux putes arrivent aussitôt et s'assoient à côté de nous. Pour une raison étrange, elles échangent aussitôt leur place. Ma voisine commence une discussion pitoyable et convenue. Le serveur revient et me demande ce que je souhaite commander pour nos compagnes. Je réponds "
Nothing" et elles repartent aussitôt, apparemment résignées.
Il est toujours difficile de se parler. Ali propose d'aller ailleurs. J'acquièsce et demande l'addition. On me l'apporte dans un livret en skaï prétentieux. A l'intérieur, un papier sur lequel est marqué 110.000.000 TL. Je le retourne incrédule, mais au verso, il y a bien les trois lignes, une bière, un whisky, un coca et le même total de cent-dix millions, soit 70 euros environ. En bon professionnel, Ali fait semblant d'être étonné. Je déclare aussitôt au serveur que je refuse de payer, qu'il fallait me montrer les tarifs avant. Il m'apporte aussitôt la liste des prix, où je m'aperçois que, par chance, nous avons plutôt choisi le moins cher... Je lui dit que je vais aller à la Police, ce qui n'a pas l'air de l'émouvoir. Je sors mon porte-feuille, dépose 20 Millions sur la table, dis au serveur que c'est tout ce que j'ai et que s'il n'est pas content, c'est la même chose. Je me lève et repars aussitôt, sans même un regard pour Ali. Le serveur me poursuit à travers l'endroit, en me disant que rien que le whisky vaut 50 Millions. Je ne me retourne même pas. J'arrive à l'entrée. J'angoisse un peu à l'idée que les gardes-chiourmes bulgares ne sortent leurs kalachnikoks, mais rien ne se passe. Je me retrouve sur le trottoir, hèle un taxi et rentre à l'hôtel.