Un anniversaire III
Il y a cent ans aujourd'hui, le 19 janvier 1904, naissait mon grand-père Louis, le père de mon père. Il est le seul grand-père de mes souvenirs dans la mesure où mes grands parents maternels s'étant séparés fort longtemps avant ma naissance, je n'ai jamais connu mon autre grand père voué à un oubli haineux et définitif par toute ma famille maternelle.
Mon grand-père avait un caractère assez différent du reste de la famille : plutôt tendre, curieux de tout, désintéressé, il était un amoureux de la vie avec une petite pointe d'originalité. Il n'a pas eu un début de vie facile puisque son père est mort en tombant d'un toît alors qu'il avait huit ans. Il a été élevé par sa mère et son beau-père. Assez jeune, il prenait des cours de violon et était tombé amoureux de la fille de son professeur qui est devenue sa femme pour plus de soixante ans. Comme celle-ci avait une soeur jumelle, nous aimions lui demander pourquoi il avait choisi celle-ci et non l'autre. Il répondait invariablement avec un petit sourire malicieux : "
Parce qu'elle était la plus douce".
Trop jeune pour participer au conflit de 1914, mon grand-père a été mobilisé pendant la drôle de guerre, à l'âge de 35 ans. Un jour, les sous-officiers ont demandé aux soldats de faire des travaux de terrassement. La plupart d'entre-eux ont cessé de travailler au bout de quelques heures. Mon grand-père a continué seul, trait assez caractéristique de sa personnalité : sens du devoir et du travail. Il a du être hospitalisé à cause des ampoules qu'il s'était faites aux mains. Quelques jours plus tard, tous ses camarades ont été tués par la poussée allemande de mai 1940. Il est rentré en Auvergne où il a exercé toute sa vie son métier de garagiste. Je me souviens comme j'aimais le visiter enfant dans le garage de la
Pyramide, aujourd'hui disparu. J'aimais les odeurs de graisse et d'essence. Je me souviens aussi de l'odeur de poussière et des deux grands fauteuils en cuir qu'il y avait dans son bureau, de sa haute machine à écrire
Underwood.
Mais mon grand-père, c'est avant-tout les week-ends de mon enfance. Je me souviens de longues promenades sur le
chemin des crêtes, je me souviens de nos discussions, je me souviens des parties de Manille où il faisait toujours équipe avec mon frère, je me souviens de ses larmes lorsque je lui avais fait entendre le mouvement lent du
Deuxième concerto de Chopin, je me souviens de son plaisir à discourir en société, à raconter les pages de son passé.
Je me souviens de la petite plaque dorée qui se trouvait sur sa boîte aux lettres, je me souviens de son dos de plus en plus voûté avec les ans, je me souviens de ses lunettes démodées et de ses chapeaux de toile grise. Je me souviens du
Benedicite qu'il affectionnait en début de repas au grand dam de ma mère : "
Seigneur donnez du pain à ceux qui ont de l'appetit et de l'appetit à ceux qui ont du pain." Je me souviens du jour où il a cessé de conduire et où il a vendu sa vieille
Renault 8 grise. Je me souviens que j'aimais aller le chercher chez lui le dimanche alors que ma grand-mère ne voulait plus sortir de chez elle. Je me souviens que je le regardais entrer chez lui après l'avoir déposé, en me disant chaque fois que je ne le reverrais peut-être pas. Je me souviens d'une longue discussion de sa voix un peu traînante avec ma fille aînée qu'il tenait sur ses genoux. Je me souviens de notre dernière discussion à la clinique alors qu'il semblait bien se remettre d'une opération chirurgicale.
Je me souviens que j'étais en train de prendre mon bain à Bandol lorsqu'on m'a dit qu'il était parti. Je me souviens que j'ai pleuré.
Tu me manques.