Un anniversaire I
Il y a cent ans aujourd'hui, le 3 février 1903, naissait ma grand-mère Suzanne, la mère de mon père. Je ne sais pourquoi, je garde relativement peu de souvenirs personnels d'elle, plutôt des impressions : ses chapeaux particuliers dont l'un que nous appellions "la morille", l'odeur de son parfum, lorsque je déposais son manteau dans la penderie, son regard intensément bleu, ses cheveux qui se sont mis à friser en grisonnant, quelques poils sur les lèvres qui rendaient ses baisers piquants, son habitude de garder en permanence son sac à main sur les genoux, quelques expressions d'un autre temps, dites d'une voix sur-aigüe, ses plantes vertes qui envahissaient la baignoire et obligeaient mon grand-père à un véritable déménagement avant chaque bain, les deux perruches, une lampe pigeon dans l'étagère de la cuisine, des stocks de sucre établis après la guerre et encore inviolés dans les années 80, quelques valses de Chopin dont elle gardait un souvenir lointain et un vague toucher sur son piano désaccordé, un grand salon au mobilier Empire et aux allures de musée, son désir permanent de rentrer chez elle au plus tôt, où qu'elle se trouve, son pessimisme obsessionnel qu'elle entretenait avec mon père, sur des conflits proches ou une rentrée forcément difficile.
Je garde aussi le regret de n'avoir jamais rencontré sa soeur Charlotte qui fête elle aussi ses cent ans aujourd'hui. Lors d'une opération assez grave subie par ma grand-mère, le chirurgien avait failli avoir une crise cardiaque en apercevant peu après l'opération, habillée, confortablement installée dans le fauteuil visiteur, non pas sa patiente, mais sa soeur jumelle.
Je me souviens lors des rares week-ends que je passais en Auvergne peu après mon arrivée à Paris, qu'elle me demandait plusieurs fois de suite, la date de mon départ, signes avant coureurs de la perte de sa mémoire récente, qui allait devenir par la suite une perte totale de mémoire.
Je me souviens de son refus d'emmenager dans une maison pour personnes âgées à la mort de mon grand-père, je me souviens des visites que je lui ai faites alors qu'elle ne me reconnaissait plus, mais qu'elle semblait heureuse de recevoir une boîte de chocolat que sa perte de mémoire l'entraînait à dévorer en entier.
Ce soir, j'imagine le vide de son esprit n'ayant plus de passé, n'ayant plus de visage connu, n'ayant même pas de présent, juste un instinct de survie qui la pousse à dépasser ce cap que peu d'humains atteignent. J'aimerais juste lui souhaiter un peu de bonheur intérieur dans son dernier crépuscule et la serrer dans mes bras.