Retour à Pleyel I
Fraichement débarqué de ma province, je n'avais pas résisté à l'idée de prendre un billet pour un récital de Wilhelm Kempff à la salle Pleyel. Cette soirée, que je raconterai sans doute ici un jour, a été mon unique visite à la salle Pleyel dans son décor original, dont je me souviens qu'il était vieillot avec des baignoires de velours rouge. Quelques mois plus tard, les premiers coups de pelle démarraient, afin de donner à l'orchestre de Paris une salle digne de ce nom, et de lui permettre de quitter le palais des Congrès à la si médiocre acoustique. Je me souviens d'un reportage à la télévision où Daniel Barenboim, un casque de chantier sur la tête, montrait l'emplacement de ce qui allait être son estrade pendant de longues années. Je me souviens de fauteuils de velours bleu, je me souviens de l'acoustique imprécise et même effroyable sous le premier balcon, je me souviens de la fin des entractes annoncées par un extrait des
Danseuses de Delphes, mais je me souviens surtout de moments d'exception sous la direction de Karajan, Solti, Giulini, Abbado, Rattle, Tennstedt et tant d'autres.
C'est donc avec un rien d'émotion que ce soir, j'ai retrouvé les habitudes d'il y a si longtemps. Dans le hall immaculé ou Laurent Bayle semblait fort inquiet, j'ai retrouvé HLG, ainsi que M. avec qui j'avais partagé le bonheur de la
Huitième de Boulez à Berlin.
La décoration de la salle m'a déçu. Loin d'avoir la beauté des images de synthèse largement diffusées, l'ensemble à un air de salle de province, avec ses rangées de projecteurs hideux et ses deux balcons faits d'une matière vraiment laide. Fort heureusement, l'acoustique est excellente, claire, précise, presque analytique. On entend tout et bien, même du dernier rang du premier balcon. Alors que l'orchestre de Paris avait la facheuse habitude de s'installer au bon vouloir des musiciens pendant un bon quart d'heure où tout le monde répétait dans son coin, l'orchestre arrive maintenant ensemble et s'installe d'un seul coup, dans les nouveaux costumes de Scherrer que je trouve pour ma part bien laids et bien tristes, tant ils font ressembler les musiciens à des médecins de Molière. L'orchestre est bizarrement installé à la russe, violoncelles et contrebasses à gauche, comme dans le
Deuxième de Klemperer au disque. Christoph Eschenbach, qui ressemble de plus en plus à Eric von Stroheim, entre en scène et lève sa baguette. Je reste sur un sentiment fort mitigé de l'interprétation de cette Seconde Symphonie. Il y a du bon, un orchestre de Paris très en forme et extrêmement investi dans l'exécution, des détails admirables, le contre-chant des violoncelles au deuxième mouvement, les fabuleuses interventions des harpes, certains détails magnifiquement mis en valeur, le bel
Urlicht de Mihoko Fujimura, des fortissimi clairs et précis. Mais tout ceci est un peu gâché par la vision d'Eschenbach qui sacrifie la vision d'ensemble au profit des détails et effectue des choix parfois malheureux. Les silences, nombreux dans la
Seconde Symphonie, et qui sont censés apporter un impact dramatique à l'oeuvre, sont tellement étirés qu'ils brisent le rythme et entrainent souvent l'effet inverse. Et puis, l'intervention des choeurs, belle et glacée, mais manquant tellement de ferveur qu'on a plus l'impression d'entendre une cantate profane que le chant de la Résurrection. Mais lorsque les dernières paroles de Klopstock "
Was du geschlagen zu Gott wird es dich tragen" (Ce que tu as enduré te portera vers Dieu), comment ne pas avoir les larmes aux yeux?
Le public rejoint le grand hall où les abonnés de l'orchestre de Paris ont droit à une coupe de champagne. Les simples abonnés de Pleyel, dont je fait partie, ont quant à eux le droit de regarder les abonnés de l'orchestre de Paris boire leur coupe de Champagne.