Petites épiphanies
Vous êtes seul, tout triste, sans amour, malheureux, sans foi en l'avenir. Alors vous appelez la compagnie de taxi et demandez : " S'il vous plait, je voudrais une voiture à 20h15 au coin des rues X et Y. Le chèque sera dans la poche de mon pantalon". A 20h14, au coin en question (un qui convient fort bien, c'est celui de la rua França avec la rua Haddock Lobo qui est très en pente) vous regardez vers le carrefour, en haut de la rue. Et là se trouve arrêté -oh merveille- un énorme taxi reluisant, crachant du feu par les naseaux, comme le dragon d'un conte pour enfants. Le chauffeur guette par la fenêtre, vous regarde et lève le pouce. Vous levez le pouce aussi : c'est bon. Et vous avancez dans la rue. Le taxi démarre en trombe, ses pneus grincent sur l'asphalte. Et voilà : c'est fini. Un filet de sang coulant sur le menton, la victime gémit ses derniers mots : "Je meurs content. C'est exactement ce que je voulais".
Caio Fernando Abreu : Petites épiphanies
Ces petites épiphanies sont la chronique parues dans le quotidien
O Estado de São Paulo, de 1986 à sa mort en 1996. Elles évoquent son ennui, son pessimisme, l'amour de sa ville, les petites choses de la vie qu'il observe de façon assez distanciée. Et puis je ne regarderai jamais plus le carrefour des rues França et Haddock Lobo, où j'ai donné quelques rendez-vous, de la même façon.
Sans le Pot pourri, je n'aurai sans doute jamais connu ces pages.
Merci, Alice.